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Des nouveaux dissidents agissent en Crimée

Sevgil Musaieva, jeune activiste d’origine tatare a cofondé avec Alim Aliev l’association « Krym-SOS » à la suite de l’annexion de la péninsule en mars 2014. Rédactrice en chef du journal « Oukrainska Pravda[1] », elle témoigne de la situation des droits de l’homme dans sa Crimée natale et partage avec Les Nouveaux Dissidents ses inquiétudes sur le sort des Tatars de Crimée. De passage à Paris, ces deux activistes criméens veulent attirer l’attention de l’opinion publique française sur la situation en Crimée, les prisonniers politiques ukrainiens, et alarmer les élus français sur la militarisation de la péninsule. Interview croisée.

©LesNouveauxDissidents

Quelle était la vie pour les Tatars en Crimée avant l’annexion ?


Sevgil Musaieva : Mon histoire et celle de ma famille sont emblématiques. Dans les années 90, après le retour des Tatars dans leur patrie historique, la Crimée et l’Ukraine ont plongé dans un chômage de masse. Mon père, ne pouvant plus subvenir aux besoins de la famille a dû acheter deux vaches. Cinq personnes ont ainsi pu survivre. Une autre difficulté était le manque de logements pour les nouveaux-arrivants. Les familles construisaient leurs maisons en vivant dans des cabanes et des wagonnets. Les conditions étaient très difficiles. Durant mon enfance, en raison de mes origines, j’étais l’objet de discriminations de la part de mes camarades de classe et de mes professeurs.


Alim Aliev : Sur 43 métiers d’artisanat traditionnels, les Tatars de Crimée ont pu en sauvegarder quatre — à cause de l’exil. C’est pourquoi, la génération de nos grands-parents avait deux objectifs: rentrer en Crimée et sauvegarder son identité. Pour notre génération, la mission est de revenir dans une Crimée libre. Pour y parvenir, il faut abandonner tout discours de victimisation et tenir un discours de développement.


Une Crimée pour les Tatars, mais aussi pour les autres ?


Alim Aliev : Il existe une différence entre les Tatars de Crimée et les autres Criméens. Quand nous interrogeons les Criméens qui ont quitté la péninsule, les non-Tatars disent que même s’ils ont perdu leur « petite Patrie », ils se sentent bien en Ukraine continentale et n’envisagent pas de rentrer dans la Péninsule. Mais pour les Tatars, le retour en Crimée reste une condition sine qua non, sans laquelle notre identité n’a aucune chance de survivre.


Depuis l’annexion de la Crimée, on a l’impression que les Européens mais aussi les Ukrainiens, découvrent le sujet des Tatars de Crimée. Qu’en pensez-vous ?


Sevgil Musaieva : C’est exact. En 2004, quand je suis arrivée à Kiev pour faire mes études, j’ai dû affronter de nombreux préjugés sur mon peuple et constaté que les gens ne connaissaient pas notre histoire. Nous étions perçus comme des musulmans, donc comme des séparatistes. La situation a changé, notamment depuis le film « Haytarma[2] » réalisé par Akhtem Seitablayev. Pour la première fois, un très grand nombre de personnes en Ukraine a pu comprendre notre histoire et la tragédie qui nous a touché — la déportation de 1944, ordonnée par Staline. L’annexion par la Russie a aussi changé la donne et désormais tout le monde parle de Tatars de Crimée.


Alim Aliev : Si l’on regarde la situation de la Crimée avant l’annexion, l’image est plus sombre. Dans les années 1990, il était difficile pour les Tatars de Crimée de trouver un emploi. Dans les années 2000, on n’engageait pas de Tatars a des postes à responsabilités ou de fonctionnaires. Impossible de devenir directeur d’école si vous étiez d’origine tatare. En 2014, nous [Les Tatars et les Ukrainiens] avons juste commencé à faire connaissance. L’occupation a favorisé le processus du rapprochement mutuel et a contribué à la consolidation identitaire et nationale.


Et la « société criméenne », comment vit-elle cette séparation ?


Alim Aliev : En Crimée avant 2014, les habitants pro-russes ne pouvaient pas se permettre de manifester leur haine ouvertement envers la population tatare. Après 2014, tout a changé. Au quotidien, nous entendions les conversations de nos voisins qui espéraient récupérer nos maisons après notre départ. Les pro-russes en Crimée se prennent pour des vainqueurs et se comportent comme tels. La parole de haine envers les Tatars s’est libérée et se propage.


Quelle est la situation des Tatars en Ukraine continentale ?


Sevgil Musaieva : Tous les déplacés internes, de l’Est de l’Ukraine ou de Crimée, font face aux discriminations. Les Tatars ont un petit avantage car ils ont un fort sentiment d’appartenance à leur communauté. Ils participent à des rassemblements, des commémorations... Il ne faut pas oublier que la guerre continue de ravager l’Est de l’Ukraine. L’afflux de personnes est beaucoup plus important. Ceux qui quittent la zone de guerre dans le Donbass le font pour sauver leurs vies. Quant à la Crimée, quitter la péninsule est une décision plutôt politique.


Alim Aliev : La majorité des Tatars de Crimée ont trouvé refuge à Kiev, Lviv et Kherson. Ils participent activement à la vie locale. Très souvent ce sont les Criméens qui s’occupent des déplacés internes de l’Est. C’est le cas, par exemple, des membres de l’association « Vostok-SOS » qui viennent en aide aux déplacés de Donbass.


Les Tatars ont-ils encore le courage de se mobiliser ?


Sevgil Musaieva : Il existe actuellement en Crimée une véritable mobilisation, même si elle n’est pas massive ou pas bien définie. Prenons le cas de Vedjie Kachke, un symbole du mouvement national des Tatars de Crimée. Elle est décédée à cause d’une crise cardiaque lors d’une tentative de perquisition à son domicile par les agents de FSB. Environ 4.000 personnes se sont rendues à ses obsèques. On peut imaginer à quel point les gens se sentent unis dans la solidarité et la souffrance commune. De nombreux drapeaux des Tatars de Crimée avec de rubans noirs flottaient partout pour commémorer sa mémoire, exprimer le respect et montrer le deuil dans lequel se plongeait les Tatars. C’était une manifestation de courage, car il ne passe pas un jour sans perquisitions et arrestations arbitraires.


Alim Aliev : L’objectif des Russes est de semer la peur et de faire taire tous ceux qui pensent autrement. L’atmosphère actuelle est si lourde que les gens sont fatigués d’avoir peur constamment. C’était le cas de Server Karametov, un Tatar de Crimée âgé de 76 ans, arrêté lorsqu’il manifestait pacifiquement, seul avec une pancarte[3]. En réponse, une centaine de personnes ont rejoint son initiative. Malgré les poursuites judiciaires, les gens s’expriment non seulement chez eux, dans leurs cuisines, mais publiquement. C’est important. Le Mejlis[4] et nous, les activistes, nous soulignons l’importance de la résistance pacifique — un trait caractéristique pour les Tatars de Crimée à travers l’histoire. Résister par la voie de non-violence aidera à défaire la tentative des autorités d’occupation d’amalgamer les Tatars avec l’extrémisme religieux.


Y a-t-il une inimitié au sein de la communauté Tatare entre ceux qui sont restés et ceux qui ont décidé de quitter la Crimée ?


Sevgil Musaieva : C’est exactement l’objectif des autorités russes que de créer et faire vivre cette inimitié. C’est pourquoi le Mejlis ne doit en aucun cas permettre la division des Tatars de Crimée. Parmi les Tatars il y a, bien évidemment, un sentiment de désapprobation de la part de ceux qui sont restés envers les déplacés qui, d’après eux, ont baissé les bras devant les circonstances. C’est très dangereux.


Alim Aliev : Il y a des accusations de deux côtés. Les premiers disent que les seconds ont quitté la patrie par peur, tandis que les seconds pointent du doigt l’inaction des premiers. Les deux positions sont trompeuses.


Quel avenir pour les nouveaux dissidents de Crimée ?


Sevgil Musaieva : Un proverbe juif dit : « chaque génération doit se battre pour vivre sur sa terre ancestrale ». Cela correspond parfaitement à l’histoire des Tatars de Crimée. Ceci pour dire que la situation en Crimée nous a transformés en défenseurs des droits humains, parce que nous en sommes originaires et la vivons mal. Mener ce combat est une question d’honneur. Des nouveaux dissidents agissent en Crimée, chacun à leur niveau, avec détermination. On peut mentionner Oleg Sentsov, mais aussi Akhtem Chiygoz et Ilmi Umerov, récemment libérés.


Propos recueillis par Maryna Chebat.


 

[1] « Oukrainska Pravda » est le journal en ligne Ukrainien, fondé en 2000 par le journaliste Guéorgui Gongadzé, assassiné la même année pour ses reportages d’investigation sur la corruption

[2] Le film a été réalisé en 2013 par le réalisateur d’origine tatare de Crimée – MC.

[3] Server Karametov a été condamné à 10 jours de détention administrative pour avoir manifesté en soutien aux prisonniers politiques Tatars – MC.

[4] Mejlis, assemblée représentative des Tatars de Crimée, a été qualifiée d'« organisation terroriste » par la Russie – MC.

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