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PUISQU’ON ME LE DEMANDE… POUR OLEG SENTSOV



Puisqu’on me le demande (comme, j’imagine, on le demande à d’autres), comment refuserais-je d’écrire à mon tour pour dire la honte, le dégoût, la colère que nous éprouvons tous et qui exigent si impérieusement d’être exprimées par chacun d’entre nous? Je n’ai rien à ajouter à ce que tout le monde sait déjà concernant le sort fait à Oleg Sentsov condamné à vingt ans de prison pour un crime imaginaire et en raison de son opposition à la politique menée par la Russie dans son pays. J’ai du mal, si je dois être honnête, à me représenter l’extrême état de souffrance et d’abandon dans lequel doit se trouver un homme qui, pour protester contre l’injustice dont il est si visiblement la victime, n’a plus d’autre recours que de se laisser lentement mourir de faim. A l’heure où paraîtront les lignes que j’écris, il n’est pas impossible – je répugne à dire : il est probable- qu’il soit déjà trop tard.


Je dois avouer que j’éprouve un peu de gêne à prendre ainsi ouvertement la parole devant un tel drame. Nul ne devrait s’y résoudre, je l’ai toujours pensé, s’il n’a quelque titre à le faire. Ce n’est pas mon cas, ce n’est celui d’aucun de ceux qui, jusqu’ici, ont parlé avant moi. Je me méfie plutôt de ceux que, dans un vieux livre inspiré de Kierkegaard, Jacques Derrida nommait « les chevaliers de la bonne conscience ». Ils sont prompts à épouser n’importe quelle cause dès lors que celle-ci sert surtout l’opinion avantageuse qu’ils se font d’eux-mêmes et le sentiment - dont ils ne doutent pas- de leur propre supériorité morale. Et pourtant,

comment se taire sans donner l’impression que l’on consent à l’inacceptable ?


Faire la leçon est facile. On voit toujours mieux la paille qui est dans l’œil de son voisin que la poutre qui est dans le sien. Je suis allé en Russie, je vais régulièrement en Chine et ailleurs. Indirectement, je sais ce qu’il en est de la surveillance et de la répression qui sévissent dans les régimes autoritaires. Mais je n’oublie pas non plus à quel point le grand catéchisme démocratique – qui nous tient lieu d’idéologie- sert avant tout de bonne parole à l’Occident afin de lui permettre d’affirmer avec tranquillité sa propre prééminence éthique sur le reste du monde. L’esprit critique ne vaut que s’il s’exerce sur soi avant de s’exercer sur autrui.

Pourtant, il est des cas où, quelles que soient les convictions toujours relatives et diversement intéressées que l’on défend, il importe de rappeler l’existence de certaines exigences qui s’imposent pareillement et partout. Et il est de l’honneur et du devoir des démocraties – si elles prétendent à ce titre- de pointer du doigt de tels cas et de tout mettre en œuvre afin que certains principes soient respectés, donnant ainsi les arguments dont ils ont besoin à ceux qui, chez eux, avec un courage dont nous ne pouvons avoir idée, combattent l’injustice qui les

frappe. C’est ce que nous dit Oleg Sentsov – et des milliers d’autres, qu’il importe de ne pas oublier non plus, avec lui.


Je dois reconnaître que j’ai la tête assez peu politique. J’ai très peu milité dans ma vie. Il se trouve que, pour la première et presque pour la dernière fois, je l’ai fait il y a quarante ans afin d’appeler au boycott de la coupe du monde de football qui se déroulait alors dans une Argentine soumise à la dictature militaire. A l’époque, je regardais le football à la télévision et j’y jouais dans l’équipe où, lycéen, j’occupais la place d’arrière latéral. Bien sûr, cela m’arrive moins souvent aujourd’hui. Je ne joue plus au football – je le regrette, c’est l’âge- et je regarde de moins en moins souvent les autres y jouer – cela ne me manque pas trop, j’ai autre chose à faire. Mais je ne vais pas pour autant me moquer avec condescendance de la passion que suscite chez d’autres la coupe du monde et les traiter comme s’ils étaient les complices imbéciles d’un crime. Leur passion n’est ni plus ni moins infantile et vaine que beaucoup d’autres : celle, par exemple, que fait naître chez les auteurs chaque rentrée littéraire. Chacun voit midi à sa porte et la coupe Jules Rimet vaut bien un Prix Goncourt. Je prendrai au sérieux les écrivains qui appellent au boycott de la coupe du monde lorsqu’ils renonceront à être officiellement invités et traduits dans les pays où les droits de l’homme ne sont pas respectés.


Il se trouve surtout que, faisant exception à la règle que j’ai le plus souvent suivie, j’ai pris publiquement position, l’an passé, en faveur de Yoann Barbereau, le directeur de l’Alliance Française d’Irkoutsk. Une invraisemblable et grossière machination policière – de celles dont la Russie est coutumière- visait à l’envoyer aux travaux forcés pour une vingtaine d’années. Nous avons été peu nombreux à parler pour lui. C’est le moins qu’on puisse dire. Les consignes émanant du quai d’Orsay nous enjoignaient à ne pas ébruiter l’affaire et à compter sur la compréhension du gouvernement russe qui, nous disait-on, ne manquerait pas de désavouer sa propre administration et de faire libérer un homme à la culpabilité duquel personne – et pas même ceux qui s’apprêtaient à le condamner- ne croyait. On a vu le résultat.

Tout cela fut vain. Sans pouvoir compter sur le secours de son propre pays – et même à l’insu de l’Ambassade de France qu’embarrassait son cas- il a fallu à Yoann Barbereau échapper seul à la surveillance policière dont il était l’objet et fuir clandestinement la Russie par ses propres moyens. Sans le courage, la ténacité, l’ingéniosité dont il a fait preuve et la chance dont il a joui, Barbereau serait aujourd’hui encore au fond d’une geôle semblable à celle dans laquelle Oleg Sentsov est en train de mourir. Si j’ai parlé en faveur de l’un, - et si j’ai constaté avec incrédulité et amertume à quel point nous étions peu nombreux à le faire, abandonnant à son sort un innocent dont même son propre gouvernement ne voulait plus rien savoir-, je me vois mal me taire quand la vie d’un autre est ainsi en jeu.


Je ne vais pas interpeller le président russe. Ce serait drôle, pourtant. J’imagine à quel point la diatribe d’un obscur écrivain français doit avoir de l’effet sur lui. Je doute même qu’il se soucie une seule seconde de la position qu’ont prise collectivement des auteurs américains plus fameux que moi. Parler, cependant, n’est pas tout à fait inutile, peut-être – et pas seulement pour soulager sans risque sa conscience et se servir de la souffrance d’un autre en guise de marche-pied personnel. Je veux croire qu’un tel signe ait un sens pour ceux qui livrent, auprès de lui, le même combat qu’Oleg Sentsov et qui, en dépit de tout, veulent continuer à croire qu’ils ne sont pas seuls. Je veux croire surtout qu’une telle prise de conscience peut ne pas être totalement ignorée de ceux qui, en France, en Europe, nous gouvernent et auxquels il peut n’être pas inutile de signifier que nous soucie le sort d’un seul innocent iniquement condamné et auquel il ne reste plus d’autre solution que de mourir afin de témoigner – fût-ce en vain- pour la justice et pour la vérité.


Philippe FOREST

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