Monsieur le Président, pouvez-vous vraiment aller en Russie ?
Monsieur le Président,
Pouvez-vous vraiment vous rendre en Russie ?
Vous avez prévu d’assister mardi au match France-Belgique à Saint-Pétersbourg. Le Mondial de football est une fête magnifique. Et vouloir soutenir l’équipe de France est parfaitement légitime. Cependant ce séjour sonnerait comme une défaite politique et morale pour notre pays. Mardi 10 juillet, le cinéaste Oleg Sentsov, emprisonné en Sibérie, entamera, s’il est encore en vie, son 58ejour de grève de la faim. Sa cousine, Natalia Kaplan, lui a rendu visite la semaine dernière. Oleg Sentsov parle encore. Il refuse que l’on s’apitoie sur son sort. Mais il suffit de regarder le visage de Natalia pour comprendre ce qu’elle a compris. D’ici quelques jours, s’il n’est pas libéré, il connaîtra le sort de Bobby Sands, le nationaliste irlandais mort en 1981 après 66 jours de grève de la faim, et d’Anatoli Martchenko, dissident soviétique qui a succombé à une grève de la faim en 1986. Oleg Sentsov est tout près de la mort maintenant.
Vous connaissez l’ampleur de la mobilisation en faveur d’Oleg Sentsov, dans le monde, et tout particulièrement en France. Des romanciers, des philosophes, des cinéastes, des artistes, des dizaines de milliers de citoyens se sont engagés. Depuis quelques jours, nos écrivains publient chaque jour des textes pour appeler à sa libération. Vous avez vous-même évoqué son cas lors de votre dernière rencontre avec le président russe, à Saint-Pétersbourg. En vain. Si aucune initiative vigoureuse ne survient, Oleg Sentsov mourra en prison.
Dès votre première rencontre avec Vladimir Poutine, à Versailles, en 2017, vous avez parfaitement compris à qui vous aviez à faire. Il faut dire que l’ingérence du Kremlin dans la campagne électorale française vous avait averti. Depuis des années, le président russe déploie une rhétorique de la faiblesse européenne et démocratique. Ce continent coupé de ses racines, ivre de repentance et respectueux de toutes les marges, malade de sa tolérance et de son ouverture au monde, est entré, selon lui, dans la phase finale de sa décadence. La Russie, incarnerait au contraire un modèle de régime d’acclamation, identitaire et autoritaire — à suivre partout dans le monde. La seule manière de contrer ce discours, qui parie sur la dislocation de l’Europe et la fin de nos principes politiques, est de montrer que la démocratie n’est pas faible, que ses dirigeants n’ont pas peur de défendre leurs valeurs. Parler de ce qui le fâche à Vladimir Poutine, lorsque cela est essentiel à nos yeux, est encore le meilleur moyen de se faire respecter par lui.
Pourquoi se focaliser sur la personne d’Oleg Sentsov ? Il n’est pas, après tout, le seul détenu politique, le seul prisonnier de conscience, le seul à avoir connu un procès truqué, avec des témoins qui se rétractent et des preuves qui se fabriquent. Mais depuis son arrestation en 2014, son jugement et sa condamnation en 2015 à vingt ans de détention en Russie, Sentsov est un symbole. Cinéaste célèbre dans l’espace post-soviétique, il représente une nouvelle génération créatrice. Natif de Crimée, il a vécu le rapt inouï d’une région ukrainienne par son voisin. En l’arrêtant, le Kremlin a voulu faire un exemple : ceux qui s’opposent à l’annexion de la Crimée subiront son sort. Depuis deux mois, Sentsov est aussi devenu le symbole du courage, de l’obstination, de l’abnégation. En grève de la faim, Oleg Sentsov ne demande pas sa libération, mais celle des soixante-dix prisonniers politiques ukrainiens. Il est devenu le porte drapeau d’un mouvement de résistance pacifique à l’arbitraire. Aujourd’hui, le véritable homme fort — au sens propre du terme — de la Russie, ce n’est plus Vladimir Poutine, mais un Ukrainien russophone et incroyablement têtu, nommé Sentsov.
Est-ce être interventionniste, néo-conservateur ou « droit-de-l’hommiste » que de réclamer à son homologue la libération d’un prisonnier jugé en Russie ? On peut répugner à ce que les droits de l’homme deviennent une politique, regretter certaines outrances complaisantes des années 1990 et 2000, dépasser les anciens schémas diplomatiques. Mais il faut soutenir Sentsov au nom même du politique. D’abord parce que le politique est le maniement du symbole, et que Sentsov, aujourd’hui, porte un immense espoir de liberté pour des dizaines de milliers de personnes, en Ukraine, en Russie et ailleurs. Ensuite parce que soutenir un être injustement condamné et en train de mourir, est en réalité le point d’orgue de l’action politique, sa finalité, toute fragile et d’autant plus essentielle. Si elle ne visait pas à résoudre cette situation, la politique se réduirait à la gestion de flux, de données, de tendances, de structures. Vous savez parfaitement, Monsieur le Président, qu’elle ne peut se résumer à cela. Elle affronte le tragique, la singularité, la contingence.
C’est pourquoi, avec ces milliers de citoyens, je vous demande de conditionner votre visite en Russie à la libération d’Oleg Sentsov.
Pouvez-vous vraiment vous rendre en Russie ?
Avec mes plus sincères salutations,
Michel Eltchaninoff