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« Les dissidents se battent toujours aussi avec la même arme : leur vie »


La grève de la faim d’Oleg Sentsov a un sens, il nous est adressé, mais serons-nous capables de l’entendre ? Telle est la question qui nous est aujourd’hui posée. Et certes, la manière violente dont elle est posée devrait nous l’imposer, et sa réponse avec. Mais la grève de la faim d’Oleg Sentsov, cinéaste injustement emprisonné, grève qui risque aujourd’hui d’entraîner sa mort, suffira-t-elle à nous rappeler ceci : à quel point la démocratie est vitale, et pourquoi lutter pour la vie d’Oleg Sentsov c’est lutter pour la nôtre et pour toutes les autres ?


C’est ce qui devrait nous sauter aux yeux. Et pourtant rien n’est moins sûr. Notre indifférence semble devenue abyssale. C’est comme si on ne savait plus pour quoi, positivement, en deux mots, on lutterait. Car on s’indigne encore, intérieurement du moins, et la honte est là, et grandira, après cette mort annoncée, si elle a lieu, comme tant d’autres, aujourd’hui, à nouveau. Que ce soit terrible, honteux, on le sait, on le sent encore, dans nos démocraties, la mémoire est là encore qui nous le souffle. Mais c’est comme si on ne savait plus ou on n’osait plus dire pourquoi. On n’ose plus défendre la démocratie, alors que face aux anciennes dictatures qui n’en prenaient même pas le masque, comme certaines aujourd’hui, on l’osait encore. Et même face à la Chine, qui laisse mourir en prison un Prix Nobel de la Paix, Liu Xiaobo, et exile sa femme après l’avoir détruite par cette mort, que faisons-nous ? Nous voyons le drame se répéter, mais c’est comme si nous ne savions plus pour quoi s’y opposer.


Or, eux, ils le savent, ils nous le disent. Liu Xiaobo, Oleg Sentsov, les autres dissidents et dissidentes d’aujourd’hui, le savent et le disent. Ils se battent simplement, en effet, pour la démocratie, c’est-à-dire pour la vérité, pour le lien vital entre les deux, et avec nos vies. Ce n’est pas un hasard si l’un est écrivain et l’autre cinéaste. Ils cherchent et tiennent simplement à dire la vérité et exprimer leur indignation. Que cela déplaise et même effraie les tyrans, c’est révélateur et devrait nous alerter. Mais pourquoi donc n’y croyons-nous plus ? C’est que nous avons oublié que ces « droits », de parole, d’expression, d’opposition, ce ne sont pas des droits « abstraits » qui auraient accompagné le seul ultralibéralisme individualiste qui d’ailleurs cherche à les écraser d’autres manières aussi. C’est grâce à ces droits, à ces actes, qu’il reste un peu de vérité sur nos drames, sur nos malheurs, sur nos vies dans leurs dimensions les plus réelles, aujourd’hui : l’environnement, la santé, la guerre, l’injustice et j’en passe. Et d’ailleurs aussi sur nos vrais bonheurs, la paix, l’amour, l’amitié, le rire, l’humour et le monde partagés et concrets par delà les mensonges et les peurs. C’est cela qu’on veut nous cacher, nous empêcher même de discuter. Comme si la démocratie ne servait à rien, alors qu’elle seule nous permet de parler.


Les totalitarismes ont changé de visage ou de masque, mais les dissidents aussi nouveaux soient-ils se battent toujours pour les mêmes principes, ceux que rappelait Vaclav Havel encore écrivant à Liu Xiao-Bo (et qu’écrirait-il aujourd’hui pour Oleg Sentsov ?). Ils se battent toujours aussi avec la même arme, fragile, précaire, mais parlante et agissante : leur vie. Leur vie, qui lutte en fait pour la nôtre, en passant par la vérité et la parole, et la démocratie qui est la seule à permettre la diversité et la vérité humaine, à ne pas en avoir peur. Comme eux. Car le courage et la force ne sont pas là où l’on croit. Mais laissera-t-on la mort d’Oleg Sentsov nous en apporter la preuve vitale, fatale, qui restera en nous ou plutôt sur nous ? Libérer Oleg Sentsov, lutter pour sa vie, c’est prouver que la politique a pour objet la vie humaine, dans toutes ses dimensions, qui passe par la liberté et la démocratie, et la justice et aussi la beauté, l’expression, et l’art, parce que nos vies, sans tout cela, non seulement ne sont plus humaines, mais sont moins vitales et plus mortelles encore. Pour quoi luttons nous ? Mais regardons pour qui. Et nous saurons de nouveau pourquoi.


Frédéric Worms


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