Le retour de la psychiatrie répressive en ex-URSS
En 1977, le dissident soviétique Alexandre Podrabinek fait paraître en samizdat un ouvrage sur la Médecine punitive en URSS. Le livre rassemble les informations sur l’histoire, les aspects médicaux, légaux et évidemment politiques de l’usage de la psychiatrie contre les dissidents. Il sera publié aux Etats-Unis en 1979. Avec quelques amis, le dissident crée la Commission d’enquête sur l’utilisation de la psychiatrie à des fins politiques. Il est arrêté en 1978 et est condamné à cinq années de relégation. Il est arrêté à nouveau en 1980, et est condamné à 3 ans et demi en colonie pénitentiaire. Devenu journaliste dans les années 1980, il est l’un des plus actifs « dissidents historiques » en Russie. Régulièrement pris à partie par les mouvements pro-Poutine, il a tout récemment envoyé un texte, rédigé avec la militante des droits de l’Homme Leyla Yunus, à l’historienne et spécialiste de la dissidence Cécile Vaissié, qui l’a traduit pour Les Nouveaux Dissidents. Il fait état du retour d’une des pratiques les plus atroces de la lutte contre les dissidents, consistant à les enfermer sans limite de temps dans des hôpitaux psychiatriques et, parfois, de les bourrer de médicaments. Le voici.
La psychiatrie comme moyen répressif en Azerbaïdjan
Alexandre Podrabinek
La psychiatrie a été largement utilisée en Union soviétique à l’encontre des dissidents et l’est toujours en Azerbaïdjan, par ce régime postsoviétique dictatorial, dans ses répressions politiques. Le président du pays, Ilham Aliyev, est le fils de Heydar Aliyev qui était général du KGB et membre du Bureau politique du Comité central du PCUS (Parti communiste d’Union soviétique), et qui a été président de l’Azerbaïdjan de 1993 à sa mort en 2003. Ilham Aliyev a hérité, non seulement du fauteuil présidentiel, mais aussi des méthodes de lutte contre les opposants politiques, ces méthodes ayant été bien rodées par son père quand celui-ci était président du KGB de l’Azerbaïdjan soviétique.
Le 19 mars 2020, dans un discours sur la pandémie de Covid-19, le président Ilham Aliyev a déclaré que l’opposition démocratique du pays était une « cinquième colonne » qu’il a appelé à combattre. Les arrestations d’opposants ont commencé le 22 mars. Mais ceux qui critiquent le régime n’ont pas été envoyés qu’en prison.
Aguil Goumbatov, 37 ans, membre du parti Le Front populaire d’Azerbaïdjan (FPA), a été interpellé le 30 mars et conduit à la police. Son interpellation avait pour motif l’interview que Monsieur Goumbatov avait accordée à la filiale azerbaïdjanaise de Radio Liberté et dans laquelle il critiquait le pouvoir en place et le système de santé du pays. Aguil Goumbatov l’a lui-même raconté par la suite : le SAMU a été appelé au poste de police et l’a conduit, avec la police, à l’hôpital psychiatrique d’État dans le village de Machtaga. Le médecin-chef de cet hôpital, Agakhassan Rassoulov, s’est adressé au tribunal de Sabunchu à Bakou pour obtenir une ordonnance permettant d’interner de force Aguil Goumbatov. Le médecin Fakhraddin Ibraguimov a représenté l’hôpital à cette audience.
Le système répressif établi par le dictateur a toutefois connu un raté. En effet, le 1er avril 2020, le juge Samir Talybov, après avoir étudié les éléments du dossier et écouté les témoignages des participants, a refusé la requête de l’hôpital. Dans sa décision, ce juge a indiqué que les psychiatres n’avaient pas présenté de preuves irréfutables du danger qu’Aguil Goumbatov représenterait pour son entourage ou pour lui-même. Ils n’avaient pas non plus démontré, de façon fiable et convaincante, que Monsieur Goumbatov ne pouvait pas rendre compte de ses actions ni en être maître, à la suite d’un quelconque désordre psychique.
Ce 1er avril, le juge Samir Talybov s’est lui-même rendu à l’hôpital psychiatrique pour donner la décision du tribunal au médecin-chef, Monsieur Rassoulov. Le juge s’est assuré que les papiers remettant Monsieur Goumbatov en liberté étaient remplis conformément à la loi et il a lui-même renvoyé celui-ci chez lui en taxi.
Le lendemain, le médecin-chef de l’hôpital, Agakhassan Rassoulov, a contesté auprès de la Cour d’appel de Bakou la décision du tribunal. Ce même jour, Mamed Mamedov, président du Collège des affaires civiles à la Cour d’appel, a décidé qu’Aguil Goumbatov serait interné de force, et cette décision a été appliquée immédiatement.
Aguil Goumbatov est actuellement hospitalisé. Il a dit par téléphone à sa femme qu’on lui donnait un médicament qu’il ne connaît pas et qui le rend léthargique. La durée de son maintien dans cet hôpital psychiatrique n’a pas été précisée, et Monsieur Goumbatov peut y rester jusqu’à sa mort.
L’administration présidentielle a téléphoné au juge Samir Talybov qui avait fait libérer Aguil Goumbatov de l’hôpital psychiatrique. Elle a exigé qu’il rédige une lettre de démission, ce qu’il a fait. Dans les vingt-quatre heures, le Conseil judiciaire et juridique d’Azerbaïdjan a libéré Monsieur Talybov de ses fonctions de juge.
Le médecin-chef de l’hôpital, Agakhassan Rassoulov, travaillait auparavant comme psychiatre-chef au Ministère de la sécurité nationale, la structure qui a succédé au KGB soviétique. Il s’est retrouvé au cœur de plusieurs scandales. La presse d’Azerbaïdjan a ainsi écrit que Rassoulov utilisait les patients de l’hôpital comme esclaves. Il envoie ses patients travailler sur des chantiers ou dans l’agriculture, et touche de l’argent pour cela. Il a également créé dans l’hôpital une équipe d’anciens sportifs qui, sur son ordre, tabassent les malades rétifs, y compris les esclaves personnels de Monsieur Rassoulov. L’hôpital que celui-ci dirige utilise, non seulement des neuroleptiques, mais aussi des électrochocs.
Aguil Goumbatov est chauffeur et travaillait jusqu’à récemment dans un service municipal, mais il en a été renvoyé à cause de son activité dans l’opposition. Il est donc actuellement au chômage. Il a une grande famille : une épouse et trois enfants – deux fils de deux et six ans, et une fille de quatre ans. Monsieur Goumbatov est un activiste du parti d’opposition Le Front populaire d’Azerbaïdjan (FPA). En mars 2019, il a été interpellé par la police pour avoir participé aux meetings de son parti, et il a été condamné à trente jours de détention administrative. En avril 2020, le chef du FPA, Ali Karimli, a pris publiquement la défense de Monsieur Goumbatov, lorsque celui-ci a été enfermé à l’hôpital psychiatrique, et il a témoigné de la santé psychique de Monsieur Goumbatov. Gultakin Hajiyeva, ex-députée du parlement d’Azerbaïdjan et membre actuel du Conseil national des forces démocratiques, une structure d’opposition, a également pris la défense de Monsieur Goumbatov.