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Anna Politkovskaïa, l’indépendance du journalisme jusqu’à la mort

Cet été, Les Nouveaux Dissidents rendent hommage au courage des femmes et mettent en lumière le visage de véritables héroïnes, qui, à toutes les époques, sur tous les continents, ont contesté les pouvoirs abusifs de leurs pays, milité en faveur des droits humains et ceux des femmes, sauvé des vies ou lutté pour la liberté d’expression. Ces femmes, avec ardeur, ont combattu la barbarie en prenant tous les risques – jusqu’à perdre la vie ou la liberté.


Voici la deuxième de ces héroïnes “Si courageuses” : la journaliste russe, Anna Politkovskaïa.


Sorce: wikipedia

Quand elle est tuée par balles le 7 octobre 2006, dans le hall de son immeuble à Moscou, Anna Politkovskaïa est, selon Reporters Sans Frontières, le 21ème journaliste russe assassiné depuis l’élection à la présidence, en 2000, de Vladimir Poutine. Troublante ou sinistre ironie du sort, Anna Politkovskaïa meurt le jour anniversaire de cet homme qu’elle a combattu et dont elle n’a cessé de dénoncer la dérive autoritaire. Trois jours après sa mort, Poutine réagit lors d’un voyage officiel en Allemagne : « Quel que soit l'auteur du crime et ses motivations, nous devons déclarer que c'est un crime horrible et cruel. Bien sûr, il ne doit pas rester impuni ». Dans son livre sur Limonov, Emmanuel Carrère cite les propos d’un universitaire franco-russe : « La réalité, c’est ce qu’a dit Poutine, qui a tellement choqué les belles âmes d’Occident : l’assassinat d’Anna Politkovskaïa et le raffut qu’on fait autour causent plus au Kremlin que les articles qu’elle écrivait de son vivant, dans un journal que personne ne lisait. » Ce qui revient à dire, toujours selon les propos cités par Carrère : Anna Politkovskaïa et les défenseurs des droits de l’homme, en Russie, tout le monde s’en fout.


« Mon affaire est très simple : je dois raconter ce que j’ai vu. Je suis un miroir qui reflète la vie » (Pot au feu, Jean Lebrun, France Culture, mai 2003)


Anna Politkovskaïa est née le 30 août 1958 à New York. Sa famille appartient à la nomenklatura. Son père est diplomate auprès de l’ONU. Cette femme qui détient la double nationalité russe et américaine aurait pu donc, à tout moment, choisir une autre existence – elle aurait pu s’épargner une vie de lutte austère et périlleuse. Mais elle a décidé de consacrer sa vie à la Russie, en y devenant journaliste et militante des droits humains.

Sa famille revient vivre à Moscou. Anna est une jeune fille brillante, elle poursuit des études de journalisme et de lettres à l’université – elle écrit un mémoire sur la poétesse Marina Tsvetaïeva, figure déconsidérée par le pouvoir soviétique de l’époque, prenant le risque de se faire mal voir et d’être recalée à l’examen. Elle le réussit haut la main.


En 1985, Anna est âgée de 22 ans lorsque son pays entame une profonde mutation, celle de la perestroïka (restructuration) et son cortège de réformes économiques, sociales, culturelles et politiques initiées par Mikhaïl Gorbatchev. Son ambition consiste à initier un processus de démocratisation (demokratizatsiya) et de transparence (glasnost’). Anna est enthousiaste, elle croit au projet du nouveau Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, qui veut en finir avec la guerre froide, et à sa vision d’une nouvelle Russie libéralisée.

Anna épouse Alexandre Vladimirovitch Politkovski, qui anime l’une des émissions de télévision les plus populaires, Vzgliad (regard en russe), dans laquelle de jeunes journalistes abordent de façon détonante tous les sujets tabous de l’histoire de l’URSS : les déportations staliniennes, les entraves à la liberté d’expression, la débâcle économique, l’homophobie, etc. Alexander ose même descendre au cœur du réacteur de Tchernobyl (sur une suggestion d’Anna qui sait combien les populations de cette région souffrent de façon dramatique). Le succès est tel qu’il procure à Alexandre une immense renommée. Il décide alors d’entamer une carrière politique. Il devient député de la Fédération de Russie, de 1990 à 1993. Au cours de son mandat, il combat Boris Eltsine, premier président élu de la Russie post-soviétique.

Quant à Anna, elle travaille à Goudok, le journal des transports. Elle peut bénéficier de billets de train à bon marché et voyager largement dans son pays. Anna tient à être au plus près du peuple et son engagement politique prend une allure de plus en plus déterminée – insoumise.

Anna aime à rappeler qu’elle est la descendante d’un célèbre guerrier rebelle, Mazeppa, un cosaque du XVIIème siècle dont la destinée est devenue un mythe, qui a inspiré des poèmes à Byron, Pouchkine, Hugo, et des œuvres à de nombreux artistes : Liszt, Tchaïkovski, Géricault ou Delacroix. Elle parle avec plaisir de son “rire cosaque” dont elle aurait hérité de cet illustre aïeul.



Anna Politkovskaïa face à la dérive ultra-libérale de la Russie


1991 est une année décisive. Elle est celle de l’affrontement final entre Gorbatchev et Eltsine. Deux ans après la chute du mur de Berlin, l’Union soviétique va disparaître pour (re-)devenir la Russie et basculer progressivement dans l’économie de marché, dès l’élection de Boris Eltsine à la présidence de la Fédération. Le pays d’Anna s’ouvre au capitalisme le plus outrancier qui favorise l’émergence d’immenses fortunes, à travers un plan de privatisations massives, l’essor de mafias et une misère grandissante.

Anna entre en dissidence. Elle travaille beaucoup, écrit, publie de nombreux articles de plus en plus percutants, dans lesquels elle demande des comptes, interpelle les responsables de ces stratégies oppressives. Elle s’en prend aux oligarques et leur oppose en miroir la révolte profonde qui anime la population. En 1996, Boris Eltsine remporte une deuxième fois l’élection présidentielle, à la grande surprise, tant son impopularité est importante. Mais les oligarques se sont organisés pour l’aider à l’emporter face au candidat communiste.

Au cours de l’été 1998, une grave crise financière ébranle le pays. Vladimir Poutine, ancien officier du KGB, est nommé Premier ministre avant de devenir l’année suivante président de la Fédération, à la suite de la démission d’Eltsine, pour des raisons de santé. Cette année-là, Anna Politkovskaïa entre à la Novaïa Gazeta, un petit journal indépendant qui est encore aujourd’hui l’un des derniers remparts de la liberté de la presse en Russie. C’est aussi le début de la seconde guerre de Tchétchénie, une république de la Fédération, qui, dès 1991, s’est autoproclamée indépendante. Le conflit oppose les rebelles indépendantistes à l’armée fédérale russe. La capitale Grozny devient bientôt le théâtre d’un enfer. Vladimir Poutine déclare : « On ira chercher les terroristes tchétchènes jusque dans les chiottes ! » Anna se rend sur place. Elle a réussi à partir juste avant qu’une interdiction de traverser la frontière ne soit faite aux journalistes. Poutine a coutume de dire : « Ce que l’on ne montre pas n’existe pas. » Mais Anna enquête, fait le récit de cette guerre effroyable dans une série d’articles. Elle raconte les exactions, les viols, les tortures, l’ignominie des centres de détention – elle harcèle littéralement les responsables militaires en rendant publics leurs actes de barbarie et en les accusant de génocide. Puis, elle rentre à Moscou et continue sa lutte en écrivant. Elle se fait insulter. Des courriers de désabonnement déferlent à son journal. On ne veut pas entendre parler de ce qu’elle dénonce.

Pourtant d’autres personnes voient en elle leur seul recours, comme les femmes du Comité des mères soldats, qui lui demandent de soutenir leur cause.


Le 23 octobre 2002 a lieu la prise d’otages du théâtre de la Doubrovka à Moscou. Une quarantaine de terroristes tchétchènes prennent en otage les mille spectateurs. Ce jour-là, Anna est à New York pour recevoir le prix Courage en journalisme, remis par la International Women’s Media Foundation. Elle doit quitter en urgence les États-Unis car le commando tchétchène la réclame comme intermédiaire – elle est la seule en qui ils aient confiance. Le quatrième jour, les forces spéciales russes donnent l’assaut, tuent tous les terroristes. 128 otages meurent au cours de l’attaque. Anna, accablée, dénonce dès le lendemain la violence criminelle des méthodes poutiniennes.


« Pourquoi je n’aime pas Poutine ? Je ne l’aime pas à cause de son cynisme, de son racisme, de ses mensonges. »


A Novaïa Gazeta, Anna est de plus en plus mal vue par ses collègues qui la trouvent trop audacieuse et lui reprochent de mettre leur vie en danger. Il est vrai qu’à la suite de l’assassinat par empoisonnement (la version officielle est celle d’une mort naturelle) de Iouri Chtchekotchikhine, rédacteur en chef adjoint de Novaïa Gazeta et député à la Douma du parti d'opposition Iabloko, on peut craindre le pire. Le journaliste avait reçu des menaces à plusieurs reprises. Il travaillait sur des affaires de corruption dans les hautes sphères du pouvoir et sur le dossier tchétchène… Pour autant Anna persiste dans son combat. Sa notoriété s’accroît à l’étranger, mais elle se heurte à la Realpolitik. Si on loue son courage et son engagement, les échanges commerciaux prennent le dessus sur les droits humains.


Une journaliste qui dérange trop


Anna dérange aussi de plus en plus le Kremlin. En septembre 2004, le jour de la rentrée des classes, un commando islamiste composé de Tchétchènes et d’Ingouches fait irruption dans une école de la petite ville de Beslan, en Ossétie du Nord dans le Caucase russe, et procède à la prise d’otages des enfants, de parents et du personnel enseignant, soit plus de mille personnes. Deux jours plus tard, les forces de sécurité russes passent à l’attaque. Le bilan est lourd : les terroristes, à l’exception d’un seul, sont tués, plusieurs militaires meurent également. Le bilan civil est abominable : 344 personnes décèdent dont 186 enfants. Anna s’est précipitée pour couvrir l’événement. Or, probablement en buvant du thé dans l’avion qui la mène en Ossétie du Nord, elle est empoisonnée. Elle parvient à se rétablir. Mais elle a reçu un avertissement très sérieux. Ses amis la supplient de rester à l’écart de la vie publique. Anna leur répond : « Les mots peuvent sauver des vies. »


Plus que jamais, Anna, en journaliste indépendante, poursuit ses enquêtes et les publie. Elle suit de près la dérive totalitaire de Ramzan Kadyrov, le jeune Premier ministre de Tchétchénie, fervent soutien de Vladimir Poutine, qui depuis sa prise de fonction en 2005, mène une politique très répressive. ONG, médias, défenseurs des droits humains, l’accusent de semer la terreur, d’enlever, torturer, exécuter les rares voix dissidentes qui osent se faire entendre dans la République. C’est d’ailleurs le sujet du dernier article d’Anna Politkovskaïa que Novaïa Gazeta fait paraître, bien qu’il soit inachevé, quelques jours après sa mort. Elle y dénonce les actes de violence pratiqués dans le Caucase du Nord contre les opposants, en s’appuyant sur la lettre d’un prisonnier tchétchène qui affirme avoir été longuement torturé pour qu’on lui soutire des aveux.


Le 7 octobre 2006, le corps d’Anna est trouvé inerte, par une voisine, dans la cage d’escalier de son immeuble, avec, à ses côtés, retombées sur le sol, quatre douilles d’un pistolet Makarov 9mm. Une enquête sera menée et aboutira à l’arrestation de dix suspects dont on ne dévoilera pas les noms. En décembre 2012, un ancien lieutenant-colonel du FSB, Dmitri Pavlioutchenkov, sera condamné à 11 ans de camp à régime sévère pour avoir organisé l’assassinat d’Anna Politkovskaïa.


Ce meurtre ne fera qu’accroître la peur en Russie et, certainement, dissuadera des opposants de s’exprimer de façon trop virulente contre le régime de leur pays. Mais pour combien de temps ?


A lire : Hommage à Anna Politkovskaïa, Galia Ackerman, Nicolas Bokov, Elena Bonner, Buchet-Chastel, 2007

Anna Politkovskaïa. Non à la peur, Dominique Conil, Actes Sud Junior, 2016

A regarder : Une femme à abattre, téléfilm, Olivier Langlois, Arte France, France 2, Raspail Production, 2008

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