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Il faut donner une protection internationale aux habitants du Haut-Karabakh


Journaliste indépendante, Oksana Musaelyan, Arménienne d’Azerbaïdjan, a fui ce pays dans les années 1990. Pendant le pogrom de Bakou en 1990, contre les Arméniens, sa famille a été retenue en captivité, avant de fuir à Erevan. Depuis, Oksana enquête sur la situation sociale des réfugiés arméniens d’Azerbaïdjan en Arménie et sur leur place dans la société arménienne. Elle a fondé l'ONG Refugee Voice et plaidé pour que le gouvernement publie un décret afin de résoudre la question du logement des familles réfugiées. Son travail a permis de trouver une solution pour plus de 800 familles réfugiées depuis 30 ans. Elle a reçu la bourse Chevening pour étudier au Royaume-Uni et est diplômée en études internationales à l'université Goldsmiths de Londres. Oksana vit aujourd’hui en France. Elle nous livre son analyse sur l’avenir des habitants du Haut-Karabakh qui fuient en masse vers l’Arménie. Des milliers de réfugiés du Haut-Karabakh arrivent aujourd’hui en Arménie. Vous avez-vous-même été réfugiée en Arménie. Ce pays a-t-il les moyens de les accueillir ? Je suis très pessimiste, au regard de mon expérience personnelle et de mon expertise sur les réfugiés. Il faut expliquer que les réfugiés arméniens d'Azerbaïdjan en Arménie étaient et sont encore, pour la plupart, très mal intégrés et considérés comme des parias. Ils étaient très stigmatisés dans les années 90. On nous traitait d’ «Arméniens à l’envers», de Turcs (une insulte en Arménie), de « prostituées » pour les femmes. Depuis cette époque, ces réfugiés ont commencé à dissimuler leurs origines et se sont retrouvés face à de véritables problèmes d’identité. Leurs témoignages sur les défis qu'ils rencontrent en Arménie en matière d'intégration, heurtent l’idée du patriotisme communément admise dans la société. Ils se sont donc renfermés sur eux-mêmes et ont gardé le silence. Je pense que les habitants du Haut-Karabakh seront stigmatisés et deviendront des citoyens de seconde zone, comme nous, Arméniens de Bakou. J’ai récolté ces dernières années, des dizaines de témoignages de gens terrorisés en Arménie. Certains m’ont même raconté avoir été chassés d’un bus par le chauffeur. Je connais une famille arménienne qui dans les années 1990 a fui l’Azerbaïdjan, s’est réfugiée à Erevan, puis deux ans plus tard a fui à Moscou avant d’émigrer aux États-Unis, suite aux discriminations en chaîne. Adolescente, j’ai été refusée à l’entrée d’une bibliothèque en Arménie. On m’a dit : « on ne donne pas de livres à des gens comme vous ». Il n'y a pas eu et il n'y a toujours pas de véritable politique d’intégration de ces réfugiés en Arménie. L'attitude des autorités est la suivante : " Ce sont des Arméniens et ils sont dans leur patrie historique, pourquoi parler d’intégration ?" Le potentiel des Arméniens d'Azerbaïdjan n'a pas été utilisé, ces gens se sont retrouvés à la périphérie du marché du travail, marginalisés, dans des banlieues pauvres et misérables. Les Arméniens du Haut-Karabakh qui fuient aujourd’hui, ainsi que leurs enfants, risquent d’être confrontés aux mêmes problèmes, à la stigmatisation et au manque de possibilités d'intégration en Arménie aujourd'hui. Que vont devenir ces habitants du Haut-Karabakh ? L’Arménie va être obligée de les accueillir. Le gouvernement n’a pas le choix. Mais où vont-ils aller ? Ils sont pour l’instant pris en main par les associations, et d’après les dernières nouvelles, ils vont être envoyés dans différentes villes d’Arménie. Mais leur prise en charge reste assez vague. En réalité, ils n’auront aucun moyen de se loger. Depuis le début de la guerre en Ukraine, le fond gouvernemental d’aide au logement a été largement utilisé pour les personnes relocalisées de Russie et il n’y a pratiquement plus de logements sociaux disponibles. Les prix de location d'un appartement en Arménie ont été multipliés par 100 en raison de l'afflux de migrants russes depuis février 2022 et aucun de ces réfugiés n’aura les moyens de louer un appartement. Les réfugiés du Haut-Karabakh qui sont arrivés en Arménie après la guerre de 2020 avaient déjà eu d'énormes difficultés à se loger. En moyenne, chaque famille déménageait 4 à 5 fois par an. Cela révèle un sérieux problème de compréhension de la situation de ces personnes : des gens qui ont perdu leurs maisons, leurs emplois, leur tissu social, et qui sont traumatisés par la perte de leur patrie, de leurs repères, par la guerre et la mort de leurs parents et de leurs proches... Quelles sont, selon vous, les conséquences politiques de cette situation ? Il y a un risque d’instabilité majeure pour l’Arménie et de heurts entre les forces de l’ordre et la population. On voit déjà se lever un important mouvement de contestation contre le gouvernement qui a abandonné ce territoire. Je ne sais pas ce qu’il va se passer mais la société arménienne est brisée moralement. J'espère que le peuple va trouver la force de réagir. Quant aux Arméniens du Haut-Karabakh, ils vont continuer de fuir en masse, mais ils n’ont en réalité nulle part où aller. J’en appelle à la communauté internationale. C’est urgent, il va falloir les accueillir et leur donner l’asile partout dans le monde.


Propos recueillis par Flore de Borde

Visuel : @Musaelyan

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