Que pensent les Belarusses du prix Sakharov ?
Docteur en philosophie, professeur et directeur du département de philosophie à l’Université des Sciences Humaines à Minsk et à Vilnius, Andreï Lavroukhin travaille actuellement comme analyste principal de l’Institut belarusse des études stratégiques (BISS). Depuis les élections, il participe au mouvement de protestation et contribue aux initiatives de la société civile, notamment en intervenant et en donnant des conférences dans les cours d’immeuble de Minsk, sur l’invitation des résidents. Dans cette interview exclusive, il décrypte la réaction de ses concitoyens à la réception du prix Sakharov.
Le prix Sakharov a été décerné à l’opposition démocratique en Biélorussie. Comment les Belarusses ont-ils reçu cette nouvelle ?
Il est difficile de parler au nom de tous les Belarusses, nous ne pouvons parler qu’au nom de ceux qui ont déjà réagi à cette nouvelle sur les forums et les réseaux sociaux, ainsi qu’au nom de ceux avec lesquels nous avons eu des contacts directs. La réaction est mitigée. D’un côté, la plupart des gens a positivement réagi à cette marque de soutien, qui est en effet très importante pour garder la flamme dans ce moment particulièrement difficile de notre histoire. Mais d'un autre côté, beaucoup ont été perturbés par la liste des personnes nominées, pour ne pas dire ouvertement mécontents.
Pour quelle raison ?
Cette opposition qui est nouvelle dans notre pays, rassemble à la fois des personnalités issues du système (Viktor Babariko, Valery Tsepkalo) mais aussi des personnes qui en sont extérieures (les époux Tikhanovsky). La société s’est ralliée aux deux car elles ont fait cause commune, ce qui a été décisif dans la mobilisation actuelle.
A ce titre, la liste des nominés est surprenante. On y trouve Svetlana et Sergei Tikhanovsky mais deux autres opposants de taille n’y sont pas, notamment Viktor Babariko toujours en prison (ndlr : empêché de se présenter aux élections) et Valery Tsepkalo (ndlr : ancien candidat non enregistré qui a dû fuir le pays). A l’heure où la victoire semble encore loin, les gens s’inquiètent de cette « division » de forces politiques jusqu’alors solidaires. Que se passera-t-il après si, par exemple, Svetlana Tikhanovskaya devient présidente et que son mari se présente ensuite à la présidence ?
Par ailleurs, selon moi, il manque aussi dans cette liste des personnalités emblématiques de la société civile, comme Alexander Taraikovsky, (ndlr : manifestant, tué le 10 août par balles), qui est devenu un héros national et a sacrifié sa vie pour notre avenir démocratique. Je pense qu’il aurait été bienvenu que sa femme et ses enfants bénéficient également des avantages financiers de ce prix. Et je suis absolument sûr que cela aurait eu un fort impact émotionnel sur nos concitoyens.
Ce prix Sakharov arrive après 76 jours de contestation et trois jours avant la fin de l'ultimatum lancé au président Alexandre Loukachenko : cette même opposition lui intime de se retirer avant le 25 octobre, faute de quoi une grève générale sera déclenchée dans tout le pays à partir du 26 octobre. Arrive-t-il au bon moment ?
L'intention est claire, mais personnellement, je pense qu’il aurait été plus sage de prendre plus de temps pour déterminer la liste des nominés et annoncer cette nouvelle après le 26 octobre. Selon moi, c’est à ce moment-là que nous aurons le plus besoin de courage, surtout si la grève nationale prévue le 26 octobre est un fiasco, éventualité qu’il ne faut pas exclure !
Pensez-vous que cette révolution pacifique ait un avenir ?
Je l’espère vraiment et cet espoir est notre force. Mais les autorités provoquent les manifestants et les représentants de la société civile avec une telle brutalité et un tel cynisme pour les pousser à une confrontation violente (en mettant toutes les ressources et les moyens disponibles de l'État jusqu’à être sur le point de déclencher une guerre civile), qu’il est difficile de prédire un scénario 100% non violent. Les gens sont aujourd’hui au bord de l’explosion. En même temps, la foule des manifestants est vraiment pacifique, raisonnable et retenue, notamment en raison d'une compréhension claire de l’inégalité des forces et - ce qui est bien plus important ! – d’une détermination existentielle pour une lutte non violente. La violence est précisément ce qui a mobilisé, uni et consolidé les manifestants en tant que forme inacceptable de résolution des conflits sociaux et politiques. C'est ce qui est au cœur de notre (r)évolution. Il me semble que la grève nationale déclarée, prévue le 26 octobre, montrera simplement si la lutte pacifique a assez de force, de détermination et de volonté pour gagner…
Propos recueillis par Alice Syrakvash, diaspora bélarusse en France, membre fondateur des Nouveaux Dissidents
En savoir plus :
La liste des nominés (lien)
L’opposition démocratique en Biélorussie distinguée par le Prix Sakharov comprend le Conseil de coordination, une initiative lancée par de courageuses femmes : Svetlana Tikhanovskaïa, (cheffe de l’opposition), Svetlana Aleksievitch (lauréate du Prix Nobel), Maria Kolesnikova (musicienne et activiste), Volha Kavalkova, Veranika Tsapkala, entrepreneure et activiste.
Elles sont acccompagnées de personnalités issues de la sphère politique et de la société civile : Siarhieï Tsikhanowski (vidéaste et prisonnier politique), Alès Bialiatski (fondateur de l’organisation biélorusse de défense des droits de l’homme “Viasna”), Siarhei Dyleuski, Stsiapan Putsila (fondateur de chaîne Telegram NEXTA) et Mikalaï Statkiévitch (prisonnier politique et candidat à l’élection présidentielle de 2010).
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