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Maghreb. Une dissidence ignorée

Dissidents du Maghreb Depuis les indépendances Khadija Mohsen-Finan et Pierre Vermeren, Editions Belin, collection « Histoire »


Le soulèvement algérien contre le pouvoir met en lumière de profonds mouvements de contestation au Maghreb — que nous connaissons mal. Un ouvrage, rédigé par la politologue Khadija Mohsen-Finan et l’historien Pierre Vermeren, vient de paraître et fait le point sur la question. Il part d’un diagnostic historique : les groupes politiques et sociaux qui ont pris le pouvoir au Maghreb après les indépendances ont écarté les autres groupes avec lesquels ils avaient combattu le colonisateur. Les nouveaux Etats sont devenus de plus en plus autoritaires, n’acceptant aucune contestation, et n’hésitant pas à user des formes de répression violente, leur principale visée consistant à assurer leur pérennité. La dissidence a pourtant toujours existé au Maghreb, même si elle n’a pas été nommée ainsi. Cette notion a été elle aussi écartée par les Etats, ceux-ci préférant classer leurs opposants parmi la catégorie des militants des droits de l’Homme, comme pour affirmer que, passés les moments de trouble, les pays du Maghreb avaient vocation à être des démocraties, qu’ils faisaient partie du camp occidental.

Cependant, des femmes et des hommes, dans cette région du monde, ont adopté des modes de contestation typiques de la dissidence des pays de l’Est et ont connu des situations aussi alarmantes. Le KGB et la CIA ont d’ailleurs formé les polices nationales du monde arabe. Ils ont défié leurs gouvernements, non pas pour prendre part au pouvoir, mais pour des principes éthiques ou par passion de la liberté. Ils l’ont payé au prix de leur vie ou en subissant des traitements indignes. Ces hommes et ces femmes ont dit « non » pour “fissurer le consensus érigé par les classes dominantes”.

Les auteurs du livre rappellent que par essence, “le dissident est l’adversaire politique d’un pouvoir qui ne le tolère pas”, mais surtout qu’“il ne se désigne pas en tant que tel, c’est le pouvoir qui l’érige en dissident ou par le traitement spécial qu’il lui inflige”. Ils citent parmi les grandes figures de la dissidence du Maghreb, les membres de la revue Perspectives, revue d’opposition au régime de Bourguiba, en Tunisie, notamment Ahmed Smaoui, Ahmed Othmani, Mohamed Charfi, et des centaines de militants, qui furent arrêtés et violemment torturés en 1968 ; ou encore les écrivains Mouloud Mammeri et Kateb Yacine, dont les romans ont porté le berbérisme, mouvement qui revendiquait une identité plurielle, autre qu’arabe, et qui fut sévèrement réprimé sous Boumediene (parler berbère était alors un délit en Algérie). Plus près de nous, on peut penser à Driss Ksikes, journaliste et dramaturge marocain, contraint de démissionner après avoir publié en 2006, dans la revue Tel Quel (“Le Maroc tel qu’il est”), un dossier sur les blagues que s’échangent les Marocains quand ils se moquent de la religion, du sexe et de la politique, ou la journaliste marocaine Zineb el Rhazoui qui fait partie des “dé-jeûneurs”, un groupe de jeunes gens qui décide de rompre publiquement le jeûne du Ramadan, à Casablanca, en 2009. Ou encore l’écrivain Abdallah Taïa, le premier Marocain a assumé courageusement son homosexualité alors qu’elle est punie par le Code pénal de son pays.

S’il existe un synonyme en arabe du terme de dissident politique, ce serait al mounshiq, “celui qui sort du rang”, un terme rarement employé dans la langue courante — tandis que l’étymologie latine du mot dis-sedere, elle signifie “se séparer” ou “être assis à côté”, rappellent les auteurs du livre, en préambule.

Enfin, ce qu’ils pointent comme nouveau modèle du dissident contemporain, c’est celui de “citoyen protestataire, citoyen en colère, n’appartenant à aucun parti, ne revendiquant aucune idéologie spécifique”, dont l’objectif est de responsabiliser les élus et les dirigeants. Ce citoyen protestataire s’est multiplié et a formé des foules compactes, composées de nombreuses catégories sociales et générationnelles, qui sont à l’origine de la libre contestation populaire qui s’est généralisée au Maghreb, depuis le début du XXIe siècle en réaction notamment à la hogra, le mépris de la classe dirigeante à l’encontre des déshérités. Ces “formes de sédition moléculaire”, selon la formule de Sadri Khiari, sont celles qui, bien sûr, ont donné naissance au soulèvement qui vient d’avoir lieu en Algérie.

Les auteurs concluent par un appel au soutien : les dissidents maghrébins sont insuffisamment défendus par les pays occidentaux, alors que ceux-ci sont venus en aide aux dissidents d’Europe de l’Est, durant la guerre froide. Pour l’Europe ou les Etats-Unis, le statu quo au Maghreb est préférable à l’incertain, c’est-à-dire une guerre civile ou une révolution islamique, et ce parti-pris contribue à étouffer la voix des dissidents. Il s’agit pourtant, pour des millions de gens, de continuer à lutter.



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