Syndrome de la dictature
Romancier et écrivain internationalement reconnu après avoir écrit L’Immeuble Yacoubian, Alaa El Aswany a également contribué à des journaux d’opposition sous le régime d’Hosni Moubarak. Il est l’un des membres fondateurs de Kefaya («Assez !»), mouvement démocratique qui milite pour la tenue d’élections présidentielles libres. Il a activement participé à la révolution égyptienne.Interview avec la grande figure des lettres égyptiennes qui vient de publier Le Syndrome de la dictature (Actes Sud).
Quelle est aujourd’hui votre situation ? Ma relation avec le régime n’a jamais été simple. Deux semaines après l’arrivée du dictateur, le général Al Sissi, au pouvoir, je n’ai plus eu le droit d’écrire puis j’ai été interdit dans tous les médias. C’est pour cette raison que je suis parti aux États-Unis. À la publication de mon roman, J’ai couru vers le Nil, j’ai été appelé à comparaître devant un tribunal militaire, ce qui implique de faire ensuite de la prison. Le tribunal militaire est une mascarade, une mise en scène devant un juge corrompu. Cela fait donc deux ans que je ne suis pas rentré en Égypte.
Est-ce que votre voix est une voix dissidente pour le régime ? J’ai toujours été contre les dictatures, contre Hosni Moubarak, contre les islamistes, et je suis contre Al-Sissi, dictateur militaire par définition. C’est la position de tous les révolutionnaires qui sont à la fois contre le fascisme militaire et religieux, qui constituent à mon avis deux aspects d’un seul fascisme.
Dans votre livre Le Syndrome de la dictature vous étudiez les rouages de ces régimes. D’après vous, de quoi la dictature au sens large est-elle le nom ? Je suis sûr que la dictature comme phénomène humain est un vrai « syndrome ». J’utilise un terme médical, parce que je pense qu’il est beaucoup plus précis pour décrire ce genre de système. Un dictateur ne pourrait pas s’imposer seul à un peuple si ce peuple n’était pas, à un moment donné, préparé pour la dictature. Elle commence quand les gens n’ont plus confiance ni en eux-mêmes, ni dans la société. À ce moment-là, ils se soumettent facilement à une figure protectrice, celle du dictateur. Cela vaut aussi pour les démocraties où il y a des leaders d’extrême-droite qui se présentent comme « protecteurs du peuple ».
Aujourd’hui, en Égypte, quelles sont les formes de dissidence ? Soit on est avec le régime ; soit on est contre et on se retrouve en prison ; soit on quitte le pays si on a la chance de pouvoir le faire. Il n’y a plus d’opposition publique au régime. Chaque mot dans les médias, est révisé par le gouvernement. Le problème, c’est que la dictature égyptienne est soutenue par les gouvernements occidentaux pour des questions d’intérêts, alors que la société civile en Europe soutient plutôt majoritairement les droits de l’Homme et combat ces régimes.
Selon vous l’un des ingrédients de la dictature est la peur, qu’elle utilise pour asservir.
Le régime brandit l’épouvantail de l’islamisme pour légitimer son pouvoir. Il fait l’amalgame entre musulman et islamiste, exactement comme le font les partis d’extrême droite en Europe. Il construit un discours de peur. Or les islamistes ne sont qu’une minorité qui porte l’idéologie de la guerre contre les pays qui ne sont pas musulmans. Ce sont des terroristes. Selon des statistiques publiées en Angleterre, 85% des victimes des attentats islamistes sont des musulmans ou des Africains et non pas des occidentaux blancs. Je pense que c’est mon devoir d’écrivain d’expliquer cela. On comprend que tous les régimes dictatoriaux utilisent les mêmes ressorts. Pourquoi certains tiennent-ils mieux que d’autres ? L’enseignement que l’on peut tirer de l’Histoire c’est qu’il n’y a pas, selon moi, de peuples plus prédisposés que d’autres — car il y a eu des dictatures partout dans le monde. Malheureusement après l’indépendance, tous les pays arabes sont tombés dans des dictatures parce qu’ils ont hérité d’un système patriarcal. Le Printemps arabe a signifié que les jeunes se débarrassaient du poids de la tradition. Ce qui n’a pas été le cas de leurs parents…
Qu’est-ce qui fait qu’en Amérique, où vous vivez désormais, les conséquences de ce mal ne sont pas les mêmes ? Toutes les décisions délirantes que Donald Trump a voulu prendre ont été annulées par les institutions américaines. Il ne peut pas faire ce qu’il veut. Une démocratie se défend grâce à des institutions. Elles n’existent pas dans le monde arabe.
La pandémie a-t-elle dans certains pays, et notamment en Egypte, accéléré ce syndrome de dictature ? La dictature se joue du réel. Elle s’intéresse à l’image, non à la réalité. Elle ne tient que des propos mensongers via les médias, la police, l’armée... Au début de la pandémie en Egypte, le gouvernement a affirmé que tout était sous contrôle, que les ministres de la santé occidentaux allaient venir en Égypte pour enseigner la stratégie occidentale contre le virus. C’était bien sûr n’importe quoi. Des gens sont morts par milliers. Des soignants ont écrit au président Al-Sissi et se sont exprimés sur les réseaux sociaux pour dénoncer cette situation. Ils ont été mis en prison. La même chose s’est déroulée en Chine ou en Iran.
Dans votre livre vous évoquez l’un de vos amis de jeunesse dont la trajectoire est emblématique de ce contre quoi vous luttez. C’était un jeune journaliste. À un moment donné, il a dû choisir entre la dissidence et le service du régime. Il n’a pas eu ce courage de la liberté. Je suis romancier, j’aime raconter des histoires pour parler de la réalité. Cet homme, qui a choisi, en tant que journaliste, d’être asservi au pouvoir, est à présent le grand patron d’un journal prestigieux. Il est même sur le point de devenir ministre. Il a transmis aux jeunes égyptiens un exemple effroyable : si tu t’opposes au régime, le régime te met en prison. Si tu t’y soumets, le régime t’ouvre ses portes. Quand on est corrompu, on devient agressif contre ceux qui ne le sont pas. On ne supporte pas de voir le reflet de sa propre lâcheté.
Propos recueillis par Adélaïde Fabre.
Crédits photographiques : Marc Melki