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Le courage des dissidents


Photographie de Vaclav Havel par Jiri Jiroutek

Ce qu’on admire souvent le plus, chez les dissidents d’aujourd’hui comme d’hier, c’est leur courage. Ils protestent de manière pacifique. Ils donnent de leur personne et ne sont pas du genre à se cacher derrière une organisation ou une idéologie. Ils avancent à visage découvert. Ils sont, la plupart du temps, minoritaires dans leur société. Ils affrontent des Etats dont la puissance est sans commune mesure avec leurs moyens. Ils risquent leur liberté, parfois leur vie, et passent souvent beaucoup de temps en prison. C’est pour cette raison que Vaclav Havel, persécuté par le pouvoir avant de présider la Tchécoslovaquie, ou Liu Xiaobo, le prix Nobel de la paix chinois que le pouvoir a laissé mourir en détention, impressionnent tellement.

Mais de quel courage s’agit-il ? Quand on évoque ce terme, on pense souvent à deux figures très différentes l’une de l’autre. Tout d’abord celle du guerrier qui se jette sans peur dans la bataille, comme Achille dans L’Iliade. Cette figure archaïque est élitiste, martiale, viriliste — andreia, le courage, désigne aussi la masculinité. Le héros épique veut défier, se distinguer, briller, au risque de l’orgueil ou de la démesure. À l’inverse, la modernité a promu la figure du « chevalier de la résignation infinie », terme inventé par le philosophe danois Søren Kierkegaard au XIXe siècle. Le héros de notre temps ne voit pas dans le courage la vertu de rompre, de se lancer dans une aventure dangereuse, mais la faculté têtue d’endurer le quotidien, d’accepter sans se plaindre les petites misères de la vie.

Les dissidents ne se reconnaissent pas vraiment dans ces deux figures du courage. Ni hommes supérieurs, ni victimes silencieuses, ils incarnent une autre vision du courage. Comme Aristote, ils savent que le courage ne se limite pas à l’absence de peur. D’après le penseur grec, le courageux n’est pas celui qui ne craint rien, mais qui sait avoir peur de ce qui est véritablement à craindre : la honte de ne rien faire, le poids des compromissions et du mensonge... Comme Hegel, ils pensent que l’épreuve du négatif est leur lot. Avec sa dialectique du maître et de l’esclave, dans la Phénoménologie de l’esprit, le philosophe allemand montre que pendant que le maître jouit du travail d’autrui, l’esclave est soumis à un traitement dégradant, mais travaille et transforme le réel. Même si on peut discuter le statut de dissident d’Alexeï Navalny — il est d’abord un opposant politique à Vladimir Poutine, mais subit aujourd’hui le sort réservé aux dissidents d’antan —, il est évident que son retour en Russie après avoir été empoisonné par le FSB, est un incroyable acte de courage. Navalny savait parfaitement qu’il serait envoyé en prison et qu’il y risquerait sa vie. Mais il accepte cette épreuve, cette plongée dans le danger, pour aller au bout de son combat.

Enfin le courage des dissidents est contagieux. Là encore, Navalny, en montrant qu’il ne craignait pas la répression, a donné à des nombreux Russes la force de participer à des manifestations interdites. Le courage n’est pas seulement une vertu individuelle. Sa dimension sociale est essentielle. Dans son ouvrage La fin du courage, la philosophe Cynthia Fleury évoque « une force mimétique majeure en ce sens où il peut induire chacun d’entre nous à faire de même ». Contre l’image du guerrier soucieux de sa gloire, cette vision du courage insiste sur l’effet d’entraînement qu’il suscite. Pour Cynthia Fleury, « si chacun prend sur soi d’être courageux, (…) alors la cité cesse d’être ce lieu où chacun délègue à l’autre ce qu’il doit faire ». Le courage rappelle donc à chacun son statut de citoyen, responsable de la conduite des affaires communes.

C’est pourquoi ces figures dissidentes sont si importantes — et qu’il est si vital de les soutenir. Elles peuvent nous donner, à nous aussi, du courage.

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