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Le déclin de la démocratie indienne - “La technologie nous a faits et nous a défaits”


Dans un article écrit à la première personne il y a une semaine sur le site d’actualités Buzzfeed News, Pranav Dixit , journaliste spécialisé en technologies fait le récit de sa propre prise de conscience sur la dangereuse dérive autoritariste du régime nationaliste hindouiste indien, que la technologie et notamment les plateformes ont outillée, et en quelque sorte accélérée. Nous vous proposons une traduction intégrale de cet article. Les précisions entre crochets sont de notre fait.

Avec l’aimable autorisation de Pranav Dixit et de Buzzfeed News. L’article en anglais est à retrouver ici : https://www.buzzfeednews.com/article/pranavdixit/indian-government-using-tech-destroy-democracy




Par un après-midi d'hiver glacial à New Delhi en 2015, plongé dans l’obscurité d’une salle de conférence d’un collège, j’écoutais Sundar Pichai, le PDG de Google, qui vendait la promesse de l'Inde, son pays d'origine et le plus vaste marché de Google, à 2 000 lycéens et étudiants.

"Une des raisons pour lesquelles nous sommes tous très intéressés par l'Inde est que c'est un pays incroyablement jeune", a-t-il déclaré. "C'est un pays vaste et, à bien des égards, nous pensons que les tendances de l'avenir viendront d'endroits comme celui-ci."


Au cours des années qui ont suivi, les entreprises tech américaines avides de croissance ont jeté leur dévolu sur l’Inde, où des centaines de millions de personnes accédaient à la vie en ligne grâce à des smartphones Android bon marché et à l’effondrement du prix des données. Les capital-risqueurs s’aventuraient dans les rues encombrées de Bangalore [la capitale de l’industrie tech au sud de l’Inde]. Pour la première fois, des millions d’Indiens découvraient les courses Uber, les livraisons de colis Amazon, les programmes Netflix, les chats sur WhatsApp, parfois grâce au wifi gratuit dont Google avait pourvu les gares ferroviaires indiennes. Un grand chamboulement était en cours.


Lorsqu'il a fait le portrait de Pichai en 2016, mon collègue Mat Honan a décrit ces années comme une "manifestation de l'espoir et de l'excitation du prochain milliard d’êtres humains qui non seulement accédera à l’expérience digitale mais aussi au pouvoir (...) On a l'impression d'une nation en devenir."


La technologie nous a faits et nous a défaits.

Avant que Facebook ne laisse la désinformation prospérer, avant que Twitter ne laisse les trolls se déchaîner et que WhatsApp ne permette le lynchage d’Indiens, les entreprises technologiques nous ont libérés, promettant à un milliard de personnes de s'asseoir à la même table que le reste du monde ; la seule condition était d'avoir un forfait internet bon marché.


Mais au même moment, un autre bouleversement opérait. En 2014, avant que Pichai ne débarque en Inde, des millions d’Indiens avaient voté pour Narendra Modi, un politicien de droite, très proche du RSS [Rashtriya Swayamsevak Sangh], une organisation nationaliste dont l’idéologie du parti BJP de Modi s’inspire.

De nombreuses personnes avaient espéré que Modi apporterait la prospérité économique, mais au lieu de cela, c’est la démocratie indienne qui s'est effondrée. Des décisions maladroites, comme l'interdiction de la plupart des billets de banque, ont détruit l'économie indienne basée sur l'argent liquide [en 2016, le gouvernement a annoncé subitement la démonétisation des billets de 500 et 1000 roupies pour lutter contre l’économie souterraine], tandis que les attaques criminelles contre les minorités ont augmenté. Des journalistes ont été harcelés, emprisonnés et abattus ; des militants des droits de l'Homme ont croupi en prison pendant des années sans être jugés ; des affrontements communautaires ont éclaté dans la capitale ; des millions de personnes se sont élevées contre une nouvelle loi controversée qui accélère l'obtention de la citoyenneté indienne pour les membres des principales religions du sous-continent, à l'exception de l'islam ; et enfin pendant des mois, les agriculteurs ont protesté contre de nouvelles lois agricoles dont ils affirmaient qu’elles nuiraient à leurs activités.


Pendant des années, j'ai laissé ces incidents exister à l'arrière-plan de ma conscience. Je faisais la grimace quand je laissais défiler chaque semaine mon fil Twitter rempli de sang, de violence et de colère, et je noyais mes week-ends dans l'alcool et les jeux vidéo pour endormir la douleur. Puis chaque lundi, je me replongeais dans les actualités technologiques, tentant de suivre les évolutions du côté de la Silicon Valley, loin de la poussière, de la crasse, du sang et de la politique trouble de l'Inde. À mes amis du pays qui écrivent sur la criminalité et la politique depuis le front, j'envoyais des messages WhatsApp d'admiration et de solidarité. Mais je me disais que je n'avais pas besoin moi-même de cette confusion : j'étais un journaliste spécialisé dans la technologie, et l’actualité dans mon secteur, c’était les nouveaux iPhone chaque mois de septembre.


Séparer mes sujets et ce qui se déroulait autour de moi était ma stratégie d’adaptation. Hélas, cela n’a pas suffi. Pendant des années, j’ai essayé de vivre dans cette illusion confortable que ce qui se passait en Inde et ce qui advenait dans le monde de la technologie étaient deux mondes distincts - ce n’était plus vrai.


Pendant plus d'un an [en 2019], le gouvernement indien a d'abord interrompu, puis limité l'accès à Internet dans la région à majorité musulmane du Jammu-et-Cachemire, après avoir nié unilatéralement le droit à l’autonomie de cette région contestée. Les dirigeants de Facebook ont soustrait des membres du parti au pouvoir en Inde aux règles de la plateforme relatives aux discours haineux, afin de protéger les intérêts commerciaux de l'entreprise [dans l’été 2020]. Des trolls d'extrême droite ont utilisé les plateformes de médias sociaux pour harceler des femmes qui, selon eux, offensaient leur sensibilité religieuse. Des nationalistes hindous se sont offusqués à plusieurs reprises des émissions originales produites par Netflix et Amazon, affirmant que les plateformes offensaient les dieux hindous et encourageaient le "Love Jihad", une théorie du complot qui accuse les hommes musulmans de convertir les femmes hindoues. En 2020, des émeutiers ont recouru à un Facebook Live pour inciter à la violence à Delhi. En mars 2021, le gouvernement indien a menacé d'emprisonner des dirigeants de Twitter pour ne pas avoir respecté un ordre de blocage de centaines de comptes, dont beaucoup critiquaient le gouvernement, et la police de Delhi a brièvement jeté en prison une jeune militante pour le climat après l'avoir accusée de sédition parce qu’elle avait modifié un document Google.doc en circulation [à l’initiative de la jeune activiste suédoise Greta Thunberg].

J’aime la tech. Mais voir la technologie croiser les initiatives d’un gouvernement nationaliste hindouiste à des fins d’écrasement de toute dissidence, d’étouffement de la presse libre, et de destruction d’une nation foncièrement laïque n’était pas ce pour quoi j’avais signé. Écrire sur la tech en Inde revient aujourd’hui à assister, aux premières loges, à la dérive rapide d’un pays vers l’autoritarisme. “C’est comme observer le déraillement d’un train en étant à bord de ce train”, ai-je écrit à mon chef en novembre.


Dans le monde physique, il semblait que les choses étaient en train de devenir hors de contrôle. À la fin de l'année 2019, des manifestations concernant la nouvelle loi controversée sur la citoyenneté ont secoué la nation. En janvier 2020, des voyous masqués ont déclenché des violences à l'université Jawaharlal Nehru, dont les étudiants et le personnel sont régulièrement qualifiés d'"anti-nationaux" par le parti au pouvoir. Peu après, des émeutes communautaires ont secoué New Delhi, la ville où je vis. Plus de 50 personnes sont mortes. Malgré tout, des millions d'Indiens ont pu s’exprimer librement en ligne, du moins lorsque le gouvernement ne leur coupait pas l’accès à Internet.


En février dernier, c’est comme si finalement les murs se refermaient.

Dans les derniers jours du mois, le gouvernement indien a imposé des règles draconiennes qui s'imposeront in fine sur tout ce que les plateformes de médias sociaux pourront choisir de diffuser, les services de streaming de montrer, et les sites d'information de publier. Le gouvernement pourra aussi exiger des plateformes de messagerie comme WhatsApp et Signal qu'elles brisent leur cryptage afin de pouvoir savoir qui a écrit à qui.


Les entreprises de médias sociaux sont désormais tenues de retirer tout ce que le gouvernement estime problématique dans un délai de trois jours, et tout ce qui enfreint la loi dans un délai de 36 heures. Les plateformes doivent également fournir les données personnelles de leurs utilisateurs aux organismes en charge de la sécurité intérieure qui en feraient la demande. Si les plateformes ne se conforment pas à cette obligation, leur personnel local pourrait être poursuivi en justice et les entreprises pourraient être tenues responsables des contenus publiés par les internautes.

Si une personne en Inde est offensée par une séquence, dans une émission ou un film sur un service de streaming, elle peut déposer plainte. En l’absence de réponse ou si l'explication donnée n’est pas satisfaisante, le plaignant peut faire appel au gouvernement fédéral, qui peut alors contraindre les services à censurer, modifier ou retirer le contenu.


Un nouveau comité d'État peut désormais obliger les sites d'information en ligne à modifier, supprimer ou présenter des excuses pour des articles, podcasts, vidéos ou posts sur les médias sociaux - ou décider de les fermer complètement. Si une plateforme, un service de diffusion en continu ou un site web estiment qu'une demande est déraisonnable ou illégale, il n'existe pour eux aucun réel moyen de riposter.


À moins que le pouvoir judiciaire ne s’en mêle, notre Internet est maintenant enchaîné.


Lorsque ces règles ont été annoncées, les experts ont crié au scandale. L'Internet Freedom Foundation, une organisation de New Delhi qui se bat pour les droits numériques, a déclaré que les nouvelles règles "changeraient fondamentalement la façon dont l'internet sera vécu en Inde" et les a qualifiées d'"inconstitutionnelles". Des rédacteurs en chef de titres de presse en ligne ont déclaré que les nouvelles règles "les écrasent" et y voient une "tentative de tuer la démocratie numérique".


Jusqu'à présent, les entreprises technologiques américaines sont restées silencieuses.

Netflix, Amazon et WhatsApp ont décliné mes demandes de commentaires sur les nouvelles règles. Facebook et Google n'ont pas répondu.

Un porte-parole de Twitter a déclaré : "Twitter soutient une approche prospective de la réglementation qui garantit un Internet ouvert, favorise l'accès universel et encourage la concurrence et l'innovation. Nous pensons que la réglementation est bénéfique lorsqu'elle protège les droits fondamentaux des citoyens et renforce les libertés en ligne. Nous étudions ces lignes directrices intermédiaires actualisées et allons nous engager auprès d'une série d'organisations et d'entités concernées par ces lignes directrices. Nous attendons avec impatience de poursuivre notre échange avec le gouvernement indien et espérons qu'un équilibre entre la transparence, la liberté d'expression et la vie privée sera promu."


Quand je parle aux employés de base de ces entreprises, ils semblent sur les nerfs. Il y a beaucoup de rires nerveux. Certains bafouillent et trébuchent sur leurs phrases. "Je ne sais pas si je dois parler de ça", dit quelqu'un. Peu de gens veulent dire quoi que ce soit, et ceux qui le font craignent non seulement de perdre leur emploi pour avoir parlé à des journalistes, mais aussi de subir des représailles de la part de politiciens puissants. "Honnêtement, je n'ai pas beaucoup dormi ces derniers temps", m'a récemment confié un employé de Twitter. Une autre personne travaillant pour une entreprise de médias sociaux m'a dit qu'elle essayait de déterminer qui risquait d'aller en prison si le gouvernement sévissait.


Les entreprises technologiques américaines ne sont certainement pas des sauveurs. Elles semblent avoir un ensemble de normes différentes pour le reste du monde. En Inde, Twitter laisse les fanatiques d'extrême droite s'en tirer avec des discours de haine et de harcèlement. WhatsApp est empli de rumeurs et de mensonges. Et Facebook est... Facebook. Ils nous ont tous laissé tomber d'innombrables façons. Pourtant, il serait dommage que leurs employés en Inde soient victimes de la politique du parti majoritaire et finissent par se retrouver derrière les barreaux.

Je sais qu'il n'y a pas que l'Inde où les choses se sont dégradées. Au cours des quatre dernières années, j'ai vu les États-Unis se laisser emporter par un délire de masse appelé QAnon, qui d'Internet est arrivé jusqu’au Capitole. Mais contrairement à ses employés indiens, Mark Zuckerberg ne risque pas d'aller en prison. La démocratie américaine elle-même semble l'avoir emporté.


Et si la nôtre ne l'emporte pas ? J'envie la vie que mènent mes amis, ma famille et mes collègues aux États-Unis, et les libertés qu'ils considèrent comme acquises. J'envie ce p. de Premier Amendement. Moi aussi je veux un Premier Amendement.

Par un beau matin de printemps en mars, je me suis affalé sur mon canapé après qu'une ONG de Washington DC a déclaré que l'Inde n'était que "partiellement libre". Lorsqu'un institut suédois a rétrogradé le statut du pays de démocratie à "autocratie électorale" quelques semaines plus tard, j'ai pris un jour de congé pour raison de santé mentale.


Mon thérapeute me dit d’activer mon "système d’apaisement", alors je me détends en tronçonnant des démons de jeux vidéo dans Doom Eternal. Mais peu importe combien j'en tue, les démons dans ma tête continuent de réapparaître.

Je n'arrive pas à dormir, alors je me réfugie dans Slack [une messagerie de travail collaboratif] jusqu'aux premières heures de l'aube, observant des collègues à l'autre bout du monde discuter de mauvais tweets, d'Oprah, de Yahoo Answers et du coronavirus. J'envie le cycle de nouvelles américaines plein d'histoires à propos de fous qui paient des millions de dollars pour de l'art numérique. Lorsque quelqu'un me demande pourquoi je suis encore debout après minuit, je marmonne quelque chose en disant que j'ai besoin de régler mon cycle de sommeil. Puis je suis de retour dans le train, qui nous précipite, moi et un milliard de personnes, de plus en plus vite vers Dieu sait quoi.


Parfois, je repense à ce jour glacial de 2015 où Pichai s'extasiait sur le potentiel de l'Inde devant des milliers de jeunes étudiants brillants. Je me demande ce qu'ils font, et s'ils ont toujours les mêmes rêves et aspirations six ans plus tard. Je me demande s'ils ont trouvé un emploi, ou s'ils ont été licenciés. Je me demande si Pichai, le PDG d'un géant de l'internet de plusieurs milliards de dollars, a vu ce qui se préparait lorsqu'il pariait sur l'avenir de son entreprise.

"Je ne me souviens pas d'une époque où le simple fait d'exister dans ce pays était aussi stressant", ai-je écrit sur mon compte Instagram privé. "Sérieusement, comment tout le monde dans les médias fait-il face à la surabondance constante de mauvaises nouvelles chaque jour ?", ai-je tweeté le mois dernier. "Personnellement, je suis abattu."

Des dizaines de personnes se glissent dans mes DMs. Quelqu'un me suggère de prendre un animal de compagnie. D'autres me disent de m'abonner à National Geographic. "Tout ce qui vous tient à l'écart de l'actualité hardcore mais qui concerne toujours le monde dans lequel vous vivez", disent-ils.


[Sur Twitter, Pranav Dixit a reçu de nombreux messages en réaction à son article, dont ce témoignage d'un journaliste turc (capture d'écran du 19 avril 2021)]


Je ne m'abonne pas au National Geographic. Au lieu de cela, je passe de plus en plus de temps sur des blogs et des chaînes YouTube à discuter de gadgets et de rumeurs Apple. Le simple fait de regarder quelqu'un déballer un nouveau téléphone rutilant et de spéculer sur les nouvelles fonctionnalités de la prochaine version de macOS a quelque chose d'apaisant. Au cours de la dernière semaine de mars, les nouvelles concernant un événement Apple nettoient brièvement ma timeline Twitter imbibée de sang. En juin, nous verrons enfin à quoi ressemblera le nouveau système d'exploitation qui alimentera les nouveaux iPhones et les Apple Watches. Nous pourrions même voir de nouvelles lunettes intelligentes, selon les ultra-fans.

Chaque année, voir Tim Cook monter sur scène pour vendre des smartphones à mille dollars ressemble de plus en plus à une publicité de deux heures qui ne change que légèrement à chaque fois. Mais cette année, je suis impatient, ne serait-ce que pour me déconnecter du monde réel pendant un moment.


Traduit de l’anglais (Inde) par Sumi Saint Auguste, avec l’autorisation de Pranav Dixit, et de Buzzfeed News.

Tous droits réservés pour la version française


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