Reconstruire des médias indépendants pour les Russes
Le journaliste russe Denis Kataev, travaillait pour la chaîne d’opposition Dojd (la pluie), une chaîne privée qui diffusait sur Internet et sur le câble et qui a dû fermer le 03 mars dernier, une semaine après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Denis Kataev a quitté la Russie pour la France et tente de reconstruire avec d'autres journalistes en exil son média "hors frontière". Il témoigne.
Vous avez quitté la Russie quelques jours avant que la chaîne soit suspendue, la guerre a-t-elle été votre déclic pour partir ?
J’avais le projet, plus ou moins concret, de quitter la Russie depuis 2014 après l’invasion de la Crimée, date à laquelle la liberté d’expression et toutes les libertés ont commencé à être étouffées en Russie. Mais j'ai, malgré tout, continué à faire mon travail de journaliste. Le déclic a en effet été la guerre. Je suis parti le 3ème jour après le début de l’offensive russe. Il était désormais clair pour moi qu’il n’était plus possible de travailler comme journaliste indépendant dans mon pays. La loi contre la liberté d’expression et les informations mensongères ne permettait plus d’informer correctement, si ce n'est en reprenant la propagande officielle du Kremlin dont sont assommés les Russes à travers les médias publics. Comme vous le savez, on ne pouvait même plus utiliser le mot « guerre ». Pour moi, il était impossible de vivre et de travailler dans un pays agresseur. J’ai quitté la Russie le 27 février et je suis arrivé en France le 23 mars. J’ai pris le dernier vol pour l’Europe via Chypre. Ensuite, j’ai passé un mois à Chypre d’où j’ai préparé mon arrivée en France. J’ai envoyé des centaines de lettres à tous les médias français, au Parlement européen, partout où j’avais des contacts pour proposer mes compétences de journaliste russe indépendant.
Quelle est votre motivation, comment travaillez-vous aujourd'hui ?
Il est fondamental de continuer à informer les Russes. Je suis persuadé qu’il y a une grande demande d’information indépendante, notamment pour tous ceux qui sont restés en Russie, comme ma mère par exemple, et qui pensent différemment. Ils sont contre la guerre, contre Poutine, mais ils ne peuvent pas s’exprimer. Les voix discordantes peuvent être punies de 15 ans de prison. Quand on dit que 70% des Russes sont pro-Poutine ou pour la guerre, c’est faux. Ces chiffres sont donnés par le Kremlin, ils ne veulent rien dire et je n’y crois pas. Les Russes ne peuvent juste pas s'exprimer librement et il faut rappeler que plus de 95% du territoire russe est couvert par la télévision publique et par la propagande. Pourtant, il y a une vraie minorité progressiste en Russie, notamment dans les villes : ce sont les classes moyennes, les gens éduqués qui cherchent de vraies informations sur la guerre en Ukraine et sur ce qu’il se passe réellement dans leur pays. Je suis actuellement journaliste-fixeur à Radio France, à la section internationale. Je réalise des interviews, je rapporte des témoignages comme celui de Boris Bondarev, diplomate russe, conseiller auprès de la représentation permanente russe de l'ONU à Genève qui a démissionné et exprimé ouvertement son opposition à la guerre en Ukraine. Je suis également régulièrement interviewé sur les plateaux de télévision français pour expliquer ce qu’il se passe en Russie. Et puis je continue à faire mon travail pour Dojd depuis la France. Pour l’instant, nous diffusons sur nos comptes Telegram et Youtube de journalistes et j’anime une fois par semaine une émission sur le compte Bakaleyko-Kataev. Nous sommes parallèlement en train de créer un réseau international avec des bureaux partout dans le monde.
C’est-à-dire ?
Nous travaillons avec les journalistes en exil de Dojd à reconstruire notre média hors frontière. Je crée actuellement le bureau de Dojd à Paris. Tous médias confondus (Novaya Gazeta, Échos de Moscou …) ce sont plus de 300 journalistes qui ont quitté la Russie après la guerre. Je rêverais aussi que nous unissions nos forces tous ensemble, pour construire un réseau de journalistes résistants. Et je suis persuadé d’une chose : ce sont toujours les minorités progressistes qui changent l’histoire. Nous devons donc absolument continuer à travailler pour informer les gens qui restent en Russie. A partir de fin juillet, nous allons diffuser sur le Youtube de Dojd et sur le câble. Nous venons d’obtenir l’autorisation de diffusion en Lettonie à Riga. Au moment du déclenchement de la guerre par la Russie, la demande d’information a explosé sur Dojd. La première semaine, avant d’être obligés de fermer la chaîne, nous avons enregistré plus de 25 millions de vues chaque jour. Mais aujourd’hui, il faut avoir de la volonté pour s’informer en Russie et encore plus quand on ne vit pas dans une grande ville. Les gens des régions sont pauvres, déprimés, beaucoup sont au chômage, et certains partent pour la guerre afin d’améliorer leurs conditions de vie et gagner un peu d’argent. La situation est grave dans le pays.
Vous avez fait un doctorat en science politique à MGIMO avant d’être journaliste, quelle est votre analyse sur la situation en Russie ?
J’ai en effet fait un doctorat parce que je voulais devenir un homme politique. Mais cela n’a pas été possible, vu le contexte de répression ces dernières années. J’ai donc choisi de devenir journaliste. Pour moi, ce que nous vivons, c’est un retour à ce moment de l’histoire qui est celui de la chute de l’Union soviétique. Nous n’avons pas fait de travail de mémoire sur notre passé soviétique. Le fait que la Russie n’accepte pas un changement de régime au Bélarus, ni l’indépendance de l’Ukraine et qu’elle ne digère pas celle des pays baltes, vient du fait que nous n’avons pas effectué cette « repentance » sur notre propre histoire. Je pense que cette guerre est la fin du régime de Poutine. Mais pour quand ? Je ne sais pas. L’agonie peut être lente et faire encore beaucoup de dégâts. Et je pense aussi que l’après Poutine sera une période assez sombre. Je suis persuadé qu’un régime militaire s’en suivra dans les prochaines années. Puis, nous reprendrons le chemin d’une démocratie mais il faudra absolument en passer par ce travail essentiel de mémoire et de « repentance » sur notre passé collectif et ouvrir toutes les archives sur les crimes soviétiques, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Vous envisagez un retour en Russie ?
Non, je vais rester en France. J’ai 37 ans, j’entame la deuxième saison de ma vie, je dois tourner la page. Je voudrais faire un doctorat de science politique, en France. Continuer de me former tout en travaillant. J’espère bien-sûr revenir un jour dans mon pays, lui être utile quand il se mettra sur le chemin de la démocratie. Mais ce n’est pas pour tout de suite, malheureusement.
Propos recueillis par Flore de Borde
Copyright photo : Denis Kaminev
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