Olga Kravets, réalisatrice : « le film d'animation peut servir l'enquête »
Le prix Martin Ennals, appelé aussi prix Nobel des droits de l’homme, a été créé en 1993 par une coalition de dix ONG pour soutenir les défenseurs des droits humains, faire connaître leur combat et les soutenir. Cette année, le jury a désigné trois lauréats finalistes, la journaliste turkmène Soltan Achilova, l’activiste féministe saoudienne Loujain Alhathloul et l’avocat chinois Yu Wensheng (lauréat du prix). Pour mettre en lumière leur vie et leur combat, les organisateurs ont choisi la réalisatrice et photographe russe Olga Kravets, connue pour son travail engagé depuis son webdocumentaire (2014) et son livre (2018) intitulés Grozny : Neuf Villes. Avec le Collectif Noor, elle a eu l’idée originale de réaliser trois magnifiques films d’animation, pour raconter en quelques minutes ces trois destins. Elle nous explique son approche.
Pourquoi avez-vous choisi le film d’animation et non pas un film de forme plus classique, comme vous le faites habituellement ?
Cette édition était particulière à plus d’un titre. D’une part, pour des raisons sanitaires, il n’était pas facile de voir les gens, mais en plus Loujain Al-Hathloul était en prison en Arabie Saoudite, tout comme Yu Wensheng en Chine. Quant à Soltan Achilova, il était à la fois impossible de la rencontrer au Turkménistan qui est un pays fermé, mais aussi impossible de communiquer puisqu’elle est sous surveillance permanente, privée d’internet et de téléphone. Alors, comment faire quand on ne peut ni aller sur place, ni interviewer les gens ? C’est là que nous avons eu l’idée de proposer trois films d’animation, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Et à ma grande surprise, ce projet a été choisi par l’organisation du Prix Martin Ennals pour présenter ses trois lauréats.
Pouvez-vous expliquer votre démarche dans ces trois films ?
J’ai construit avec chacun, en fonction de son histoire, un type de collaboration particulier. Les dessins, les collages, les sons, des bouts de témoignages transmis clandestinement, les photos des albums, ont ainsi pris le relais de l’image filmée.
Dans le film d’animation sur Soltan Achilova, journaliste turkmène qui depuis plus de quinze ans documente les injustices faites à son peuple, les difficultés du quotidien, la corruption, nous avons utilisé les enregistrements clandestins qu’elle nous a fait passer. À 71 ans, elle est aujourd’hui harcelée par les autorités. Mais pour ce film, elle tenait à enregistrer sa voix et à raconter son histoire. Puis elle a réussi, par je ne sais quelle prouesse, à nous envoyer son enregistrement. Elle a pris beaucoup de risques. Pour l’aspect artistique, j’ai ensuite travaillé avec deux animatrices, Anaïs Chic et Irène Servillo dont l’univers coloré répondait bien à celui de Soltan qui porte des robes à tissus et motifs traditionnels. Nous avons ensuite choisi une technique de collages pour raconter ce combat.
Voir le film : https://vimeo.com/513876944
Dans le film sur Loujain Al-Hathloul, activiste du droit des femmes en Arabie Saoudite, nous avons travaillé avec sa famille qui nous raconte son parcours et ses batailles. Je savais qu’elle était en prison à ce moment-là (elle a été libérée depuis) et qu’il fallait aussi la protéger. C’est donc un film plus métaphorique, onirique pourrait-on dire, que nous avons construit à partir de dessins.
Voir le film (co-réalisé avec Julie de Halleux) : https://www.youtube.com/watch?v=IcVic-F87qQ
Enfin, dans le film sur Yu Wensheng, qui raconte l’histoire de cet avocat chinois qui a débuté son combat en 2014 en soutenant le mouvement Occupy Central à Hong Kong, nous avons travaillé en collaboration avec sa femme, Xu Yan. Elle est sous étroite surveillance, mais elle a fait preuve d’un courage inouï. Elle a choisi de s’engager dans ce projet, de raconter elle-même la vie de son mari. Elle nous a aussi conseillé sur le plan artistique et nous lui avons donné une véritable place dans la narration. Aujourd’hui, elle fait des études pour devenir à son tour avocate et souhaite poursuivre le chemin ouvert par son mari.
Voir le film (co-réalisé avec Pierre-Julien Fieux) : https://vimeo.com/511221289
Que retirez-vous de cette expérience ?
J’ai découvert un monde nouveau, celui de l’animation. Mais surtout, j’ai expérimenté quelque chose de tout à fait inédit en tant qu’artiste engagée : l’animation peut servir l’enquête, elle peut protéger les gens, elle permet de parler d’eux autrement, même s’ils sont en prison ou enfermés dans leur pays. Et je suis aussi heureuse de dire que le Festival du film et forum des droits humains organisé par la FIDH dédiera sa 19e édition à Soltan Achilova et qu’à cette occasion, le film d’animation qui lui est consacré, y sera projeté.
Propos recueillis par Flore de Borde
Copyright photo @Stanley Greene/NOOR
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